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Sur le brumeux rivage d'un fleuve en perdition déambule une kyrielle d'âmes en peine. Elles se meuvent d'une même foulée, lente et étouffée, silencieuses. C'est une curieuse procession, un énigmatique spectacle qui s'offre à mes yeux ébahis. Sur la rive en contre-pied je reste coite, pantelante, totalement obnubilée. J'en viens même à perdre de vue les raisons de ma présence en ces lieux si lugubres.

L'une des pâles silhouettes évoluant au sein de la foule captive subitement mon regard. Une délicate brise anime sa chevelure de geai et fait virevolter avec légèreté le tissu de sa longue robe d'un blanc immaculé. Ainsi, semblant danser au milieu des êtres qui, comme elle, affichent une expression latente et un regard éteint, l'âme fanée poursuit son chemin. A un moment donné, comme si elle s'était sentie la cible de mon attention, elle avait interrompu sa marche et s'était tournée avec lenteur dans ma direction. Les autres étaient passés devant elle sans la voir, calqués sur le pas de ceux qui les précédaient. Dans la seconde où elle se focalisa sur moi, je pus ressentir tout le vide qu'elle portait en elle, composante de chaque particule de son être, se déverser au plus profond de mes chairs à la manière d'un torrent d'eau glacée. Elle s'emparait ainsi de moi, s'insinuant sans vergogne par tous les pores de ma peau, se lovant dans les recoins les plus obscurs et les plus inaccessibles de mon âme. Dès lors, la moindre petite miette de bonheur ancrée dans mes cellules et mes tissus fut aspirée avec force. Ma personne devenait sienne à mesure que chacune de mes défenses se dissolvait sous les fougueux assauts de sinistres pensées et souvenirs qui ne m'appartenaient pas. Des images paralysaient mon esprit, terribles, douloureuses, insoutenables.

Brisée et aliénée, j'abdiquai, laissant à ma dépouille la charge de répondre aux moindres désirs et exigences de celle qui avait fait de moi sa soumise. Ce qui subsistait encore de ma personne ondoya alors lentement jusqu'au rivage opposé pour venir se fondre dans la masse que formaient les autres âmes. Aucune ne sembla remarquer mon arrivée. Ne pouvant que suivre le pas, je me retrouvai à côté de celle dont j'avais croisé le regard un instant auparavant. D'un geste du menton elle désigna l'autre rive au bord de laquelle je pus discerner les vagues contours d'un corps gisant au sol, inanimé. Sur ces entrefaites, elle me prit par la main et, dans un murmure pareil à celui du vent dans les feuillages d'un arbre, me souffla « Tout ira bien. ».